22
Par le sang ou par l’exploit

 

 

La chaleur d’un petit feu permit à Wulfgar de revenir à lui. Il reprit ses sens, encore sonné, et ne put comprendre au départ ce qui l’entourait tandis qu’il s’extirpait d’une couverture qu’il ne se rappelait pas avoir apportée. Puis, il reconnut Glacemort, étendu mort à quelques mètres à peine, l’énorme stalactite fermement plantée dans le dos du dragon. La sphère de ténèbres s’était dissipée, et Wulfgar regarda d’un air hébété la précision dont le drow avait fait preuve dans ses tirs à l’aveugle. Une flèche dépassait de l’œil gauche du dragon, et les hampes noires de deux autres dépassaient de sa bouche.

Wulfgar tendit la main pour saisir le manche familier et sécurisant de Crocs de l’égide. Mais le marteau n’était nulle part à proximité. Luttant contre l’engourdissement qui envahissait ses jambes, le barbare parvint à se mettre debout, tout en cherchant désespérément son arme. Et où, se demanda-t-il, pouvait bien être le drow ?

Puis il entendit un martèlement en provenance d’une grotte voisine. Les jambes raides, il s’approcha prudemment. Drizzt était là, debout sur une pile de pièces, brisant la couche de glace qui la recouvrait avec le marteau de guerre de Wulfgar.

Drizzt remarqua l’approche de Wulfgar et s’inclina profondément en salutation.

— Salut à toi, Fléau du dragon, lança-t-il.

— Et salut à toi, mon ami elfe, répondit Wulfgar, ravi de revoir le drow. Tu m’as suivi sur une belle distance.

— Pas si loin que ça, répondit Drizzt, détachant un autre bloc de glace du trésor. Il n’y avait pas grand-chose d’intéressant à faire aux Dix-Cités et je ne pouvais pas te laisser prendre de l’avance dans notre concours ! Dix et demi à dix et demi, déclara-t-il avec un grand sourire, et un dragon dont le point est à partager. J’en revendique la moitié !

— Le demi-point est tien, et il est mérité, approuva Wulfgar. Et tu peux revendiquer la moitié du trésor.

Drizzt dévoila une petite bourse qui pendait à une fine chaîne d’argent autour de son cou.

— Quelques babioles, expliqua-t-il. Je n’ai besoin de nulle richesse et ne pense pas pouvoir en transporter beaucoup hors d’ici, de toute façon ! Quelques babioles me suffiront.

Il passa au crible la portion de trésor qu’il venait de dégager de la glace, découvrant le pommeau incrusté de pierres précieuses d’une épée, sa garde en adamantium noir sculptée de main de maître pour ressembler à la mâchoire et aux crocs d’un fauve prédateur. L’attrait de l’ouvrage délicat tirailla Drizzt et, avec des doigts tremblants, il dégagea le reste de l’arme de l’or qui la recouvrait.

Un cimeterre. Sa lame incurvée était faite d’argent, et son tranchant diamanté. Drizzt l’éleva devant lui, s’émerveillant de son éclat et de ses proportions parfaites.

— Quelques babioles…, corrigea-t-il, et ceci.

 

***

 

Avant même de rencontrer le dragon, Wulfgar s’était demandé comment il pourrait s’échapper des cavernes souterraines.

— Le courant du torrent est trop fort et l’eau trop haute pour repartir vers Fontoujours, dit-il à Drizzt, bien qu’il sache que le drow serait parvenu aux mêmes conclusions. Même si nous trouvons un moyen de surmonter ces obstacles, je n’ai plus de graisse de cerf pour nous protéger du froid à la sortie de l’eau.

— Je n’avais pas non plus dans l’idée de retraverser les eaux de Fontoujours, assura Drizzt au barbare. Cependant, je m’appuie sur ma considérable expérience pour être équipé dans de telles situations ! D’où le bois pour le feu et la couverture avec laquelle je t’ai recouvert, tous deux enveloppés dans une peau de phoque. Et puis ça, aussi.

Il détacha de sa ceinture un grappin à trois dents et une corde mince, mais solide. Il avait déjà trouvé une issue.

Drizzt montra du doigt une percée dans le toit au-dessus d’eux. La stalactite qui avait été délogée par Crocs de l’égide avait emporté une partie du plafond avec elle.

— Je ne peux espérer lancer le crochet aussi haut mais, pour tes bras puissants, ce jet ne devrait être qu’un défi mineur.

— À un meilleur moment, peut-être, répondit Wulfgar. Mais je n’ai pas la force de faire une tentative. (Quand le souffle du dragon s’était abattu sur lui, le barbare était passé plus près de la mort que ce qu’il croyait, et sans l’adrénaline de la bataille, il sentait vivement le froid pénétrant.) Je crains que mes mains ne puissent même pas se refermer sur le crochet !

— Alors, cours ! cria le drow. Que ton corps transi se réchauffe.

Wulfgar se mit aussitôt en mouvement, parcourant la vaste salle au petit trot, forçant son sang à circuler dans ses jambes et ses doigts engourdis. En peu de temps, il commença à sentir la chaleur de son corps réapparaître.

Il ne lui fallut que deux lancers pour faire passer le grappin dans l’ouverture et lui faire prendre prise sur la glace. Drizzt fut le premier à monter, l’elfe agile courant littéralement sur la corde.

Wulfgar termina ce qu’il avait à faire dans la caverne, rassemblant un sac de richesses et d’autres objets dont il savait avoir besoin. Il eut plus de difficultés que Drizzt pour monter à la corde, mais avec l’aide que lui apporta le drow d’en haut, il parvint à grimper sur la glace avant que le soleil plonge derrière l’horizon occidental.

Ils campèrent non loin de Fontoujours, se régalant de gibier et profitant d’un repos nécessaire et mérité dans les confortables vapeurs chaudes.

Puis, ils repartirent avant l’aube, courant vers l’ouest. Ils coururent côte à côte pendant deux jours, à la même allure frénétique que celle qui les avait menés si loin vers l’est. Quand ils tombèrent sur les traces des tribus barbares en plein rassemblement, ils surent tous les deux que le temps était venu de se séparer.

— Adieu, mon bon ami, dit Wulfgar tout en se penchant pour inspecter les empreintes. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi.

— Adieu à toi, Wulfgar, répondit sombrement Drizzt. Puisse ton puissant marteau de guerre terroriser tes ennemis pour les années à venir !

Il s’éloigna à toute vitesse, sans se retourner, mais en se demandant s’il reverrait un jour son grand compagnon vivant.

 

***

 

Wulfgar mit son urgente mission de côté pour méditer sur ses émotions quand il aperçut le vaste campement des tribus rassemblées. Cinq ans auparavant, portant fièrement l’étendard de la tribu de l’Élan, Wulfgar adolescent s’était rendu à un rassemblement similaire, où il avait chanté le Chant de Tempus et partagé l’hydromel corsé avec les hommes qui allaient se battre et peut-être mourir à ses côtés. À l’époque, les batailles représentaient pour lui la glorieuse épreuve du guerrier.

— Une sauvagerie innocente, murmura-t-il, écoutant la contradiction de ces mots en se souvenant de son ignorance d’alors.

Mais ses perceptions avaient considérablement évolué. Bruenor et Drizzt, en devenant ses amis et en lui exposant la complexité de leur monde, avaient donné un visage au peuple qu’il voyait autrefois simplement comme des ennemis, le forçant à faire face aux conséquences de ses actes.

Une bile amère envahit la gorge de Wulfgar à la pensée que les tribus lancent un nouvel assaut contre les Dix-Cités. Idée plus repoussante encore : son peuple fier marchait aux côtés de gobelins et de géants.

En s’approchant du périmètre, il vit qu’il n’y avait pas d’Hengorot, pas de Castelhydromel cérémoniel, nulle part dans le campement. Une suite de petites tentes, portant chacune les étendards de leurs rois respectifs, composaient le cœur du rassemblement, entourées des feux de camp des soldats ordinaires. En examinant les bannières, Wulfgar put voir que presque toutes les tribus étaient présentes, mais leur force combinée excédait à peine la moitié de l’assemblée qui s’était tenue là cinq ans auparavant. Les observations de Drizzt sonnaient douloureusement juste : les barbares ne s’étaient pas remis du massacre sur les pentes de Bryn Shander.

Deux gardes avancèrent à la rencontre de Wulfgar. Il n’avait fait aucune tentative pour dissimuler son approche, et il plaça alors Crocs de l’égide à ses pieds, levant les mains pour montrer que ses intentions étaient honorables.

— Qui es-tu pour venir sans escorte ni invitation au conseil de Heafstaag ? demanda l’un des gardes. (Il évalua l’étranger, grandement impressionné par la force indéniable de Wulfgar et par l’arme puissante posée à ses pieds.) Tu n’es sûrement pas un mendiant, noble guerrier, pourtant nous ne te connaissons pas.

— Tu me connais, Revjak, fils de Jorn le Rouge, lui répondit Wulfgar, reconnaissant l’homme comme étant l’un des membres de sa tribu. Je suis Wulfgar, fils de Beornegar, guerrier de la tribu de l’Élan. Vous avez perdu ma trace il y a cinq ans, quand nous avons marché sur les Dix-Cités, expliqua-t-il, choisissant soigneusement ses mots pour éviter le sujet de leur défaite.

Les barbares ne mentionnaient jamais des souvenirs si déplaisants.

Revjak étudia attentivement le jeune homme. Il avait été l’ami de Beornegar, et se souvenait de son fils, Wulfgar. Il fit le compte des années, comparant l’âge qu’avait l’adolescent la dernière fois qu’il l’avait vu avec l’âge que devait avoir le jeune homme. Il fut vite convaincu que ces similarités étaient plus qu’une coïncidence.

— Bienvenue à la maison, jeune guerrier ! dit-il chaleureusement. Tu as bien grandi !

— C’est le cas, en effet, répondit Wulfgar. J’ai vu de grandes et merveilleuses choses, et j’ai beaucoup gagné en sagesse. J’ai de nombreux récits à faire, mais en vérité, je n’ai pas le temps pour des conversations futiles. Je suis venu voir Heafstaag.

Revjak acquiesça et entraîna immédiatement Wulfgar parmi les rangées de feux de camp.

— Heafstaag sera ravi de ton retour.

Trop bas pour être entendu, Wulfgar répondit :

— Pas tant que ça.

 

***

 

Une foule curieuse s’amassa autour de l’impressionnant jeune guerrier comme il s’approchait de la tente centrale du campement. Revjak entra à l’intérieur pour annoncer Wulfgar à Heafstaag et en ressortit immédiatement avec la permission du roi de le laisser entrer.

Wulfgar logea Crocs de l’égide sur son épaule, mais il n’avança pas vers le volet que Revjak lui tenait ouvert.

— Ce que j’ai à dire doit être dit ouvertement et devant tout le monde, dit-il assez fort pour que Heafstaag l’entende. Que ce soit Heafstaag qui vienne à moi !

Des murmures troublés s’élevèrent tout autour de lui à ces paroles de défi, car les bruits qui couraient au sein de la foule ne désignaient pas Wulfgar, fils de Beornegar, comme un descendant de sang royal.

Heafstaag se rua hors de la tente. Il s’approcha à une courte distance de son rival, la poitrine bombée et son œil valide lançant un regard furieux à Wulfgar. La foule fit silence, s’attendant que le roi impitoyable massacre l’impertinent jeune homme sur-le-champ.

Mais Wulfgar soutint le regard menaçant de Heafstaag et ne recula pas d’un pouce.

— Je suis Wulfgar, proclama-t-il fièrement, le fils de Beornegar, lui-même fils de Beorne ; je suis un guerrier de la tribu de l’Élan, qui s’est battu à la bataille de Bryn Shander ; le porteur de Crocs de l’égide, l’Ennemi des géants (il brandit le grand marteau au-dessus de lui), je suis l’ami des nains forgerons et l’élève d’un rôdeur de Gwaeron Bourrasque, je suis le tueur de géants et le conquérant de leur repaire, ainsi que le tueur du géant du givre Biggrin, leur chef. (Il s’interrompit un moment, les yeux plissés par son sourire qui s’élargissait, faisant monter l’attente. Quand il fut convaincu d’avoir l’entière attention de la foule, il continua :) je suis Wulfgar, le Fléau du dragon !

Heafstaag tressaillit. Nul homme vivant, nulle part sur la toundra, n’avait jamais revendiqué un titre si imposant.

— Je revendique le droit au défi, gronda Wulfgar d’un ton sourd et menaçant.

— Je dois donc te tuer, répondit Heafstaag avec tout le calme dont il pouvait faire preuve.

Il ne craignait aucun homme, mais il était méfiant devant les immenses épaules et les muscles saillants de Wulfgar. Le roi n’avait pas la moindre intention de risquer sa position en ce moment, à deux doigts d’une victoire manifeste sur les pêcheurs des Dix-Cités. S’il pouvait discréditer le jeune guerrier, alors son peuple ne tolérerait pas un tel combat. Ils forceraient Wulfgar à renoncer à sa revendication, ou ils le tueraient aussitôt.

— De quel droit de naissance te réclames-tu pour faire pareille revendication ?

— Tu comptes mener notre peuple à suivre l’exhortation d’un sorcier, rétorqua Wulfgar. (Il écouta attentivement les bruits de la foule pour prendre la mesure de leur approbation ou désapprobation quant à son accusation.) Tu les conduirais à brandir leurs épées dans une cause commune aux gobelins aux orques !

Personne n’osa protester à haute voix, mais Wulfgar pouvait sentir que beaucoup des autres guerriers étaient secrètement furieux à l’idée de la bataille à venir. Cela expliquait aussi l’absence du Castelhydromel, car Heafstaag était suffisamment avisé pour comprendre que la colère réprimée éclatait souvent au sein de telles célébrations, fortes en émotion.

Revjak s’interposa avant que Heafstaag ait pu répondre, que ce soit par ses paroles ou avec son arme.

— Fils de Beornegar, dit fermement Revjak, tu n’as pour l’instant pas mérité le droit de remettre en question les ordres du roi. Tu as déclaré le défi ouvert ; les règles de la tradition exigent que tu justifies, par le sang ou par l’exploit, de ton droit à prétendre à un tel combat.

L’excitation perçait dans les paroles de Revjak, et Wulfgar sut immédiatement que le vieil ami de son père était intervenu pour l’empêcher de s’engager dans une rixe non reconnue, et donc non officielle. L’homme plus âgé avait manifestement confiance dans le fait que l’impressionnant jeune guerrier remplirait les exigences du défi. Et Wulfgar sentit encore que Revjak ainsi peut-être que beaucoup d’autres espéraient qu’il le mènerait à bien.

Wulfgar redressa les épaules et adressa un sourire confiant à son adversaire, puisant de la force dans la preuve persistante que son peuple suivait le cap ignoble de Heafstaag simplement parce qu’ils étaient sous la coupe du roi borgne et ne pouvait fournir de prétendant adéquat au défi pour le vaincre.

— Par l’exploit, dit-il d’un ton égal.

Sans cesser de regarder Heafstaag, Wulfgar détacha la couverture enroulée qu’il portait sur le dos et en sortit deux objets semblables à des lances. Il les jeta nonchalamment sur le sol, devant le roi. Ceux qui dans la foule pouvaient clairement voir la scène retinrent leur souffle, et même l’inébranlable Heafstaag pâlit et recula d’un pas.

— Le défi ne peut être refusé ! cria Revjak.

C’étaient les cornes de Glacemort.

 

***

 

Les sueurs froides sur le visage de Heafstaag révélaient sa tension tandis qu’il finissait de polir la tête de son énorme hache.

— Le Fléau du dragon ! souffla-t-il avec scepticisme à son porteur d’étendard, qui venait d’entrer dans la tente. Le plus probable est qu’il a trébuché sur un reptile endormi !

— Excusez-moi, puissant roi, dit le jeune homme. Revjak m’envoie vous dire qu’il est bientôt l’heure.

— Bien ! railla Heafstaag, faisant courir son pouce sur le bord brillant de la hache. Je vais apprendre au fils de Beornegar à respecter son roi !

Les guerriers de la tribu de l’Élan formaient un cercle autour des combattants. Bien que ce soit un événement privé ne concernant que les sujets de Heafstaag, les autres tribus les observaient avec intérêt, à distance respectable. Le vainqueur n’aurait aucune autorité officielle sur eux, mais il serait le roi de la tribu la plus puissante et la plus éminente de la toundra.

Revjak pénétra dans le cercle et se plaça entre les deux adversaires.

— J’annonce Heafstaag ! cria-t-il. Le roi de la tribu de l’Élan !

Il continuant en lisant la longue liste des exploits héroïques du roi borgne.

La confiance de Heafstaag parut lui revenir à cette lecture, quoiqu’il soit un peu troublé et en colère que Revjak ait choisi de l’annoncer en premier. Il posa ses mains sur ses hanches larges et fusilla les spectateurs les plus proches de son regard menaçant, souriant tandis qu’ils reculaient devant lui, l’un après l’autre. Il tenta la même chose sur son adversaire, mais sa tactique d’intimidation n’eut aucun effet sur Wulfgar.

— Et j’annonce Wulfgar, continua Revjak, le fils de Beornegar et prétendant au trône de la tribu de l’Élan !

La lecture de la liste d’exploits de Wulfgar prit bien moins de temps que celle de Heafstaag, bien évidemment. Mais le dernier exploit que proclama Revjak les ramena à un semblant d’égalité.

— Le Fléau du dragon ! cria Revjak, et la foule, respectueusement silencieuse jusqu’à ce point, commença à relater fiévreusement les nombreuses rumeurs qui s’étaient ébauchées à propos de la victoire de Wulfgar sur Glacemort.

Revjak regarda les deux combattants et sortit du cercle.

Le moment sacré était venu.

Ils parcoururent lentement le cercle délimitant la zone de combat, s’évaluant et se traquant l’un l’autre avec précaution, à la recherche d’un signe de faiblesse. Wulfgar remarqua l’impatience qui se lisait sur le visage de Heafstaag, un défaut commun chez les guerriers barbares. Il en aurait été à peu près de même pour lui sans les leçons brutales de Drizzt Do’Urden. Un bon millier des humiliantes claques des cimeterres du drow avaient appris à Wulfgar que le premier coup était loin d’être aussi important que le dernier.

Finalement, Heafstaag grogna et s’élança avec fracas. Wulfgar poussa lui aussi un grognement sourd, se déplaçant comme pour faire front devant son assaut. Mais au dernier moment, il fit un pas de côté et Heafstaag, emporté par l’élan de son arme lourde, trébucha derrière son ennemi sur le premier rang des spectateurs.

Le roi borgne se ressaisit prestement et reprit sa charge, deux fois plus furieux, du moins, c’est ce que pensait Wulfgar. Heafstaag avait été roi pendant de nombreuses années et avait combattu dans d’innombrables batailles. S’il n’avait pas appris à ajuster ses techniques de combat, il aurait été tué depuis bien longtemps. Il revint sur Wulfgar, selon toute apparence encore plus hors de contrôle que la première fois. Mais quand Wulfgar s’écarta de sa trajectoire, il se retrouva face à la grande hache de Heafstaag qui l’attendait. Le roi borgne, anticipant son esquive, avait balancé son arme sur le côté, entaillant le bras de Wulfgar de l’épaule au coude.

Wulfgar réagit prestement, projetant Crocs de l’égide en avant pour écarter toute autre attaque. Il avait mis peu de poids derrière sa frappe, mais il avait bien visé et le puissant marteau heurta Heafstaag, le faisant reculer d’un pas. Wulfgar prit un instant pour examiner le sang sur son bras.

Il pouvait poursuivre le combat.

— Tu as de bonnes parades, grogna Heafstaag comme il se redressait à peine à quelques pas de son rival. Tu aurais bien servi les tiens au sein de nos rangs. C’est un gâchis de devoir te tuer !

De nouveau, sa hache décrivit un arc de cercle, déchaînant une pluie de coups dans un assaut furieux censé mettre un terme rapide au combat.

Mais, comparée aux lames vrombissantes de Drizzt Do’Urden, la hache de Heafstaag semblait bouger au ralenti. Wulfgar n’avait pas de mal à dévier ses attaques, ripostant même de temps en temps d’un petit coup mesuré qui s’écrasait avec un bruit mat sur la large poitrine de Heafstaag.

La frustration et la fatigue faisaient monter le sang au visage du roi borgne. « Un adversaire fatigué attaquera souvent brusquement de toutes ses forces », avait expliqué Drizzt à Wulfgar pendant leurs dizaines d’entraînement. « Mais il attaquera rarement sous l’angle le plus évident, celui que tu crois qu’il va choisir. »

Wulfgar guetta la feinte attendue avec la plus grande attention.

Résigné au fait de ne pas pouvoir briser les talentueuses défenses de son ennemi plus jeune et plus rapide, le roi en sueur souleva sa grande hache au-dessus de sa tête et bondit en avant, poussant un cri frénétique pour appuyer son attaque.

Mais les réflexes de Wulfgar étaient aiguisés au maximum, et la façon exagérée dont Heafstaag avait lancé son attaque lui indiqua qu’il fallait s’attendre qu’il modifie sa trajectoire.

Il leva Crocs de l’égide comme pour bloquer la frappe qu’il savait feinte, mais renversa sa prise quand Heafstaag abaissa brusquement sa hache sur son épaule et qu’il la dirigea vers lui dans un balayage rasant et oblique.

Ayant pleinement confiance dans son arme forgée par le nain, Wulfgar déplaça son pied d’avant en arrière, pivotant pour accueillir la lame qui arrivait en sens inverse avec une frappe similaire de Crocs de l’égide.

Les têtes des deux armes se heurtèrent avec une force incroyable. La hache de Heafstaag se brisa dans ses mains, et les violentes ondes de choc qui en résultèrent le projetèrent dos au sol.

Crocs de l’égide était intact. Wulfgar aurait aisément pu s’approcher de lui et en finir d’une seule frappe.

Revjak serra le poing dans l’expectative de la victoire imminente de Wulfgar.

« Ne confonds jamais l’honneur et la stupidité ! », l’avait sermonné Drizzt après la dangereuse inaction du barbare face au dragon.

Mais Wulfgar attendait plus de ce combat que le simple fait d’accéder à la position de chef de sa tribu, il voulait laisser une empreinte durable sur tous les témoins. Il laissa tomber Crocs de l’égide au sol et s’approcha de Heafstaag, à armes égales.

Le roi barbare ne laissa pas passer cette occasion. Il se jeta sur Wulfgar, enroulant ses bras autour du jeune homme dans une tentative de le projeter en arrière sur le sol.

Wulfgar se pencha en avant pour résister à l’attaque, fermement planté sur ses jambes, bloquant l’homme lourd sur place.

Ils luttèrent sauvagement, échangeant des coups violents avant de parvenir à se maintenir suffisamment près l’un de l’autre pour rendre les coups de poing inopérants. Les yeux des deux combattants étaient contusionnés et bouffis, des ecchymoses et des coupures couvraient leurs visages et leurs poitrines.

Cependant, Heafstaag était le plus éreinté des deux, son torse semblable à un tonneau se soulevant à chaque inspiration laborieuse. Il enroula ses bras autour de la taille de Wulfgar et tenta encore de projeter son adversaire implacable au sol.

Puis les longs doigts de Wulfgar se refermèrent de chaque côté de la tête de Heafstaag. Les jointures du jeune homme blanchirent, les muscles énormes de ses avant-bras et de ses épaules se bandèrent. Il commença à serrer.

Heafstaag sut tout de suite qu’il était en mauvaise posture, car la prise de Wulfgar était plus puissante que celle d’un ours blanc. Le roi se débattit frénétiquement, ses poings énormes cognant les côtes exposées de Wulfgar, ne pouvant qu’espérer briser la concentration sans faille du jeune homme.

Cette fois, ce fut l’une des leçons de Bruenor qui l’aiguillonna : « Pense à la belette, mon garçon, encaisse les coups mineurs, mais les laisse jamais, jamais, s’prolonger une fois qu’t’as pris les choses en main ! »

Les muscles de son cou et de ses épaules se bombèrent comme il forçait le roi borgne à se mettre à genoux.

Horrifié par la puissance de sa poigne, Heafstaag repoussa les bras durs comme de l’acier du jeune homme, tentant vainement de soulager la pression qui s’accentuait.

Wulfgar s’aperçut qu’il était sur le point de tuer l’un des membres de sa propre tribu.

— Rends-toi ! hurla-t-il à Heafstaag, cherchant une alternative plus acceptable.

Le roi fier lui répondit d’un dernier coup de poing. Wulfgar leva les yeux au ciel.

— Je ne suis pas comme lui, cria-t-il avec impuissance, se justifiant auprès de qui voudrait bien l’écouter.

Mais il ne lui restait plus qu’une seule option.

Les immenses épaules du jeune barbare rougirent comme une montée de sang déferlait à l’intérieur. Il vit la terreur dans les yeux de Heafstaag se transformer en incompréhension. Il entendit les os craquer, il sentit son crâne s’écraser entre ses mains puissantes.

Revjak aurait alors dû entrer dans le cercle et annoncer le nouveau roi de la tribu de l’Élan.

Mais comme les autres témoins de la scène autour de lui, il resta pétrifié, bouche bée.

 

***

 

Aidé par les rafales de vent froid qui soufflaient dans son dos, Drizzt accéléra sur les derniers kilomètres qui le séparaient des Dix-Cités. Il était arrivé en vue du sommet enneigé du Cairn de Kelvin cette même nuit durant laquelle il avait quitté Wulfgar. La vue de son foyer encouragea le drow à accélérer encore son allure, mais un soupçon tenace à la lisière de ses sens lui disait que quelque chose sortait de l’ordinaire. Un œil humain n’aurait rien pu percevoir, mais la vision nocturne perçante du drow finit par discerner une colonne de fumée obscure qui faisait écran aux étoiles les plus basses de l’horizon au sud de la montagne, s’élevant de plus en plus haut. Et une seconde, plus petite, au sud de la première.

Drizzt s’arrêta net. Il plissa les yeux pour confirmer son hypothèse. Plus il repartit, lentement, ayant besoin de temps pour déterminer l’itinéraire de rechange qu’il pouvait remprunter.

Caer-Konig et Caer-Dineval étaient en flammes.

L'Éclat de Cristal
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